Le travail en scène, acte 2

Dans un précédent article, « Quand le travail entre en scène », Chantiers de culture se proposait de décrypter diverses pièces à l’affiche qui donnaient à voir la réalité du travail dans toute sa complexité. Retour sur quelques nouvelles productions, dont « Pulvérisés » d’Alexandra Badea.

 

Nous connaissions « Le travail en miettes » du sociologue américain Georges Friedmann qui analysait avec pertinence les méfaits du travail à la chaîne. Il nous faudra désormais compter avec « Pulvérisés », le texte de la roumaine Alexandra Badea mis en scène au Théâtre National de Strasbourg, conjointement par Aurélia Guillet et Jacques Nichet ! Sur la scène du TNS donc, un homme et une femme à tour de rôle, en toile de fond projetés grand format quatre visages, quatre regards plutôt d’une incroyable puissance expressive, fantomatique et poétique tout à la fois…

Co Franck Beloncle

Co Franck Beloncle

« Alexandra Badea a choisi quatre vies anonymes parmi des millions qui se brûlent pour faire tourner la gigantesque roue de l’économie mondiale », témoignent Guillet et Nichet. Ainsi n’ont-ils pas de nom, juste un sexe et une fonction : deux femmes (opératrice de fabrication à Shangaï, ingénieure d’études et développement à Bucarest) et deux hommes (responsable Assurance Qualité sous-traitance à Lyon, superviseur de plateau à Dakar) qui nous confient 24H de leur vie. Agathe Molière et Stéphane Facco, superbes de présence et de sincérité, se font porte-parole de ces quatre inconnus que rien ne relie et que tout pourtant rapproche : aux quatre coins de la planète, mêmes illusions et déconvenues dans le labeur quotidien, mêmes souffrances et misères du monde pour chacun, qu’ils soient cadre supérieur dans les assurances ou petite main chinoise dans une usine de textile. Une mise en scène tissée au cordeau, loin de tout naturalisme, où se mêlent en parfaite harmonie voix, musique et images. Un chœur des lamentations contemporain, un regard sans concession sur notre humanité en faillite où perce parfois une pointe d’humour, qui paradoxalement nous incitent plus à la rébellion qu’à la soumission. Une mise en abîme d’une insoutenable beauté, un spectacle d’une haute intensité dramatique loin de tous les clichés trop souvent véhiculés sur les planches.

A l’heure où le spectacle arrive au  Théâtre de la Commune à Aubervilliers, le peuple de banlieue est convié à se laisser « pulvériser » par la langue d’Alexandra Badea sublimement orchestrée par les deux metteurs en scène. Non parce qu’il serait le seul et le premier concerné, d’abord pour envisager sous une autre lumière, « poétique donc politique » aurait dit le regretté Édouard Glissant, ce qui fait son labeur quotidien souvent terne et sans relief… Ensuite pour saisir, sans didactisme ni voyeurisme, les retournements et prises de conscience incontournables pour quiconque, à l’image des quatre protagonistes, veut ou aspire à se libérer de ses chaînes, à sortir du piège dans lequel l’enferme notre système de production.

 

MécaSur un mode et un ton plus légers, Yann Reuzeau nous propose sa « Mécanique instable » à la Manufacture des Abbesses ! Après avoir convoqué sur les planches « Puissants et miséreux », la peinture sans manichéisme du fossé qui se creuse inexorablement entre le monde des nantis et celui des exclus, l’auteur et metteur en scène tourne son regard vers le monde de l’entreprise. Pas n’importe laquelle, celle d’une PME rachetée par les salariés au lendemain du départ de leur patron vers de nouvelles affaires… « Le monde de l’entreprise est opaque, multiple, et en mutation permanente. En m’attaquant à ce sujet via l’angle des SCOP, je veux en percer quelques uns des mystères », explique le dramaturge, « Pour des employés d’une entreprise classique, cette transformation en coopérative est une vraie révolution du travail, mais aussi une révolution de pensée, et même une révolution politique ». Qu’on ne s’y méprenne cependant, la Manufacture des Abbesses ne devient nullement un amphi où serait dispensé un cours de sciences économiques, le public est à sa place et les nouveaux « acteurs-salariés » tentent de trouver la leur depuis qu’ils sont devenus leur propre patron !

Coups de sang, coups de cœur, coups de colère : avec humour et tendresse, d’une scène l’autre, nous sont donné à voir les rouages complexes d’une petite entreprise, de la salle de réunion à la chaîne de fabrication… Mieux encore, au fil du temps et des nouveaux modes de gestion qui s’instaurent, se révèlent surtout au grand jour les aspirations des uns, les ambitions des autres, la remise en cause de la hiérarchie héritée des temps anciens, la gestion pas évidente d’un outil de production devenu bien commun ! Entre ruptures sentimentales et échecs de commercialisation d’un nouveau produit, la faille pourrait bien devenir faillite pour tous, pour la syndicaliste qui tente de sauver le navire du naufrage comme pour le cadre supérieur qui boit la tasse en perdant de sa superbe. Les échanges sont vifs, les situations bien campées, les six interprètes presque tous criants de vérité. Avec, au final, cette question récurrente et toujours d’actualité : à qui appartient l’entreprise, la vôtre, la nôtre ? A ceux et celles qui en produisent les richesses  ou aux actionnaires qui en détournent profits et dividendes ?

 

Co Franck Beloncle

Co Franck Beloncle

De l’argent, parlons-en justement avec « Love and Money », la pièce de l’anglais Dennis Kelly mise en scène par Blandine Savetier au Théâtre du Rond-Point, puis en tournée jusqu’en janvier 2015… David et Jess s’aimaient peut-être d’amour tendre, leur idylle au final s’avère un fiasco. Comme notre monde, paradis originel, devenu marigot aux crocodiles au fil du temps, au fil d’une ronde infernale où tout s’achète et se vend au plus offrant ! Là encore, pas de leçon ni de profession de foi, encore moins de morale ou de jugement : Kelly donne à voir et à entendre la dérive d’un couple piégé par une société où l’appât du gain a supplanté l’appétit d’amour, à chaque spectateur ensuite de s’interroger et d’affiner son regard ! Et de se poser la question : qu’est-il le plus important, au final, vivre pour travailler ou travailler pour vivre ? Thésauriser ou aimer ? « Pulvérisés » nous plongeait dans les 24h de vie de ses protagonistes, Kelly nous propose « sept moments de vie d’une cruelle intensité, sept jours de la création et de la destruction d’un monde ». Paradoxalement, l’humour est présent dans cette valse macabre à sept temps, au cœur de cette peinture féroce d’un libéralisme carnassier. « Dans la période de crise grave que nous traversons, économique, politique et spirituelle, Love and Money pose des questions essentielles », souligne la metteure en scène Blandine Savetier, « qu’est-ce qui fait sens dans notre vie et quelle place y prend l’amour ? N’avons-nous pas laissé la marchandisation des échanges humains miner subrepticement les liens qui cimentent la vie ? ». A chacun, au final de la représentation, d’avancer des éléments de réponse.

Une mise en scène vive, alerte, où les comédiens changent de personnage et de costume en un éclair : est-ce l’urgence ou la folie qui s’empare ainsi du plateau ? Entre bruits et fureurs, déclamations poétiques et appels déchirants, Blandine Savetier n’hésite pas à faire une lecture politique et philosophique de la pièce de Denis Kelly. « Le libéralisme débridé et son corollaire, l’individualisme, représentent une théorie qui a triomphé au point de s’imposer comme une évidence. Après quatre années où nous avons constamment frôlé le désastre, nous n’avons tiré collectivement aucune leçon de l’échec de cette théorie », souligne la metteure en scène. Une pièce à la beauté brute, d’une richesse telle qu’entre rejet ou adhésion elle oblige le spectateur à réfléchir, s’interroger et se positionner.

Et si d’aucuns ne sont pas encore convaincus des méfaits du libéralisme économique, qu’ils empruntent le chemin qui mène à la Maison des Métallos. Pour deux représentations seulement après un joli succès au Festival d’Avignon en 2011, leur donnent rendez-vous « Métallos et dégraisseurs » ! Écrite et mise en scène par Patrick Grégoire, la pièce raconte l’histoire des ouvriers des hauts-fourneaux de Sainte Colombe – sur – Seine, le premier installé en 1779 en Côte d’Or. De 600 salariés dans le milieu des années 1970, la fabrique, désormais propriété d’Arcelor Mittal, n’en compte plus qu’une cinquantaine et son avenir n’est en rien assuré. Construite à partir d’entretiens et d’archives, la pièce donne la parole aux ouvriers sur sept générations. Une parole fidèle à ce qui faisait leur quotidien autant que celui de l’entreprise, à ce qui faisait leur vie. Toute leur vie, au travail comme dans les loisirs, en ce temps-là où la « Reine des métallos » remettait le prix aux vainqueurs des courses cyclistes !

Metallos&DegraisseursUne entreprise qui disparaît, ou bien alors qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, une affaire banale de nous jours… Certes, mais avec beaucoup de sensibilité et d’ingéniosité Patrick Grégoire fait émerger ces tranches de vie pour rendre palpables joies et malheurs, combats et doutes de toute une population laborieuse. Nous comprenons mieux alors que la mort d’une entreprise n’est jamais réalité anodine, c’est une histoire épaisse faite de sueur, de larmes et de sang. Rien que pour cette raison, il est important d’aller voir « Métallos et dégraisseurs », s’y ajoutera en outre le plaisir éprouvé à l’interprétation de la compagnie Taxi Brousse ! L’Union fraternelle des métallurgistes d’Ile de France, sise à la Maison des Métallos justement, ne s’y est pas trompée. Qui invite ses adhérents à une rencontre-débat dans la foulée de la représentation. De la vie de métallo, d’hier à aujourd’hui. Yonnel Liégeois


 

1 commentaire

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Une réponse à “Le travail en scène, acte 2

  1. Bonne idée que cet article sur le monde du travail au théâtre, une thématique trop rarement abordée si l’on songe au poids de la valeur travail et du modèle de l’entreprise sur la représentation symbolique de nos sociétés. Je signale une bibliographie de pièces sur cette thématique: https://docs.google.com/spreadsheet/ccc?key=0Asl0br5ZJ8oqdG1wbTNxRHV6S1BiSFFkdkNiZEtMR2c&usp=sharing

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